L’informaticien a participé à la naissance des logiciels de création numérique Illustrator, Premiere et Photoshop, ainsi qu’à la création du PDF. Il est mort à 81 ans.
Sa santé déclinait depuis un an. Charles Geshke est mort à l’âge de 81 ans, vendredi 16 avril, à son domicile de Los Altos, au cœur de la Silicon Valley, en Californie. L’homme est le cofondateur d’Adobe, une entreprise qui a accompagné l’avènement de l’ordinateur comme outil-clé des métiers de la création visuelle. On doit notamment à Adobe le logiciel Illustrator, pionnier du dessin numérique, ainsi que le PDF (pour « Portable document format »), un format de document universel.
Mais historiquement, Adobe est d’abord le créateur du langage Postscript qui assure les communications entre un ordinateur et une imprimante depuis les années 1980. Cette invention place Charles Geschke dans la lignée de son père et de son grand-père, qui étaient tous deux graveurs de caractères d’imprimerie.
Pendant des années, Charles Geschke voit d’ailleurs son père afficher une moue insatisfaite lorsqu’il rapporte des impressions numériques réalisées grâce à Postscript : l’imprimerie traditionnelle demeurait alors plus efficace que la nouvelle. Jusqu’au jour où son géniteur, scrutant sous le grossissement d’une loupe un caractère imprimé, esquisse un sourire et lui dit : « Charlie, tu as réussi », selon une anecdote narrée par l’intéressé au cours d’une conférence.
Initialement, Charles Geschke suit pourtant une voie radicalement différente de celle de sa famille. Né à Cleveland (Ohio), dans le Midwest américain en 1939, il est d’abord enseignant en mathématiques dans une université locale pendant cinq années. Il démarre ensuite une thèse en science de l’informatique, un domaine bouillonnant à cette époque où tant de fondamentaux restent à poser.
Sa vie prend un tournant alors qu’il a 33 ans et qu’il déménage à Palo Alto, dans la baie de San Francisco, pour travailler dans un laboratoire du géant de la copie Xerox : le « PARC » (pour « Palo Alto research center », « centre de recherche de Palo Alto »). Nous sommes en 1972 et la recherche bat son plein pour façonner les futurs innovations et usages de l’informatique personnelle. Steve Jobs vint notamment y chercher l’inspiration de son premier Macintosch.
Geschke travaille d’abord sur des supercalculateurs, puis sur un projet d’ordinateur personnel. Ce n’est qu’en 1978 qu’il s’attaque à la question de l’impression : comment exploiter la finesse des imprimantes laser naissantes pour imprimer des caractères beaucoup plus propres et beaucoup mieux définis qu’avec une imprimante à aiguille ?
Il travaille à un langage léger qui permet à l’ordinateur de communiquer à l’imprimante n’importe quel caractère avec une grande précision. Mais Xerox refuse de commercialiser cette innovation. « Tous les spécialistes du marketing nous disaient qu’il n’y avait pas de clientèle pour cela. A l’époque, absolument aucun graphiste ne travaillait sur ordinateur », explique Geshke au cours d’une conférence.
Puis Geschke quitte le PARC en 1982 pour fonder Adobe à 43 ans, en emmenant avec lui John Warnock, un collaborateur du PARC – « le meilleur recrutement qu’il ait jamais fait » –, qui sera son associé pendant quelque trente-cinq ans. Adobe signe quasi immédiatement un contrat juteux avec Apple. Sa technologie d’impression devient en 1985 le Postscript, et vainc la résistance des géants de l’impression pour devenir le langage d’impression quasi universel que nous utilisons toujours. Xerox, vie et destin d’une icône américaine
Reste que les imprimantes rendent toujours assez mal les dessins. A la demande de la femme de John Warnock, graphiste de son métier, Adobe cherche à améliorer leur rendu. C’est en suivant cette voie qu’Adobe développe un logiciel de dessin qui deviendra fameux, Illustrator. Comme Freehand, un logiciel antérieur et concurrent, son principe de dessin est vectoriel : chaque trait demeure individuel et modifiable.
En 1988, sentant le virage des communications numériques, l’entreprise lance le PDF. Son objectif : permettre à quiconque de créer une version universelle d’un document pour qu’on puisse l’afficher à l’identique sur n’importe quel autre ordinateur. Le lecteur de PDF contient un moteur de recherche qui permet de naviguer dans les longues publications.
Le duo d’associés ne s’arrête pas là et entreprend la création d’une suite de création logicielle numérique au tournant des années 1990, sachant instinctivement comment les choses vont tourner, comme l’explique Geschke dans une conférence l’université de Wharton.
« John et moi avions du mal à savoir s’il y avait un marché pour un logiciel d’édition photo. Lorsque nous avons décidé de nous y aventurer, il faut se souvenir qu’il n’y avait pas d’appareil photo digital et que les scanners faisaient la taille de réfrigérateurs facturés 30 000 à 40 000 dollars. Cela semblait toutefois une idée assez bonne. A cette époque, il paraissait évident que l’industrie de l’impression allait s’engager dans la voie du tout-numérique avec notre technologie. Et cela semblait probable aussi en photographie, comme en vidéo. Pourquoi toute la chaîne de l’image ne se convertirait-elle pas au numérique ? »
Adobe remarque le logiciel de retouche d’image développé par deux étudiants, Photoshop, qu’il commercialise en 1990 et rachète cinq ans plus tard. En 1991, l’entreprise acquiert un deuxième logiciel qui deviendra Premiere, l’outil de montage vidéo, cédé par la société SuperMac Technology. Et en 2005, Adobe rachète Macromedia, qui a développé Flash, un logiciel qui permet de créer des CD-Rom et des pages Web interactives. Si Flash a fini par disparaître, Photoshop et Premiere restent aujourd’hui populaires chez les professionnels de l’image. Avec la disparition d’Adobe Flash, une page de l’histoire du Web se tourne
Dans les années 1990, la renommée d’Adobe devient publique. C’est probablement ce qui vaut à Geschke l’un des épisodes le plus sombres de sa vie. A 52 ans, il est abordé et enlevé par deux hommes armés sur le parking de son entreprise, le 26 mai 1992. Avertie du kidnapping par les ravisseurs, sa femme décide de ne pas appeler la police. Elle contacte son banquier pour obtenir 650 000 dollars en liquide. Mis dans la confidence, son associé Warnock décide toutefois d’avertir le FBI. La fille de Geshke est choisie pour apporter aux ravisseurs une valise d’argent, un agent caché derrière son siège. Le malfaiteur est arrêté et conduit la police à sa cache. Lui et son comparse seront condamnés à la prison à vie.
A la suite de ce traumatisme, Geschke décide en concertation avec sa famille de vivre sans changer ses habitudes, sans protection particulière, alors que le mois suivant, un dirigeant du pétrolier Exxon est retrouvé mort après avoir été kidnappé fin avril. En 1997, à 58 ans, le cofondateur d’Adobe se retire de la gestion quotidienne de l’entreprise, conservant la coprésidence de son comité directeur jusqu’en 2017.
Le Monde