Mais se heurte à l’absence de « plateforme Linux » qui plombe le développement des applications
La Russie veut débarrasser ses ordinateurs de Windows au profit de Linux en raison des sanctions occidentales. La manœuvre en cours de mise en place est la conséquence de la suspension par Microsoft des ventes de ses logiciels dont Windows au mois de mars. En sus, le géant technologique a, entre autres, bloqué les mises à jour de Windows 10 et Windows 11 en Russie. Le ministère de la sécurité du numérique du pays entend donc amener les éditeurs à adapter leurs solutions à Linux sous peine d’exclusion du registre des logiciels nationaux. La décision suffira-t-elle à atteindre cet objectif quand des experts pointent l’inexistence d’une « plateforme Linux » comme motif de l’échec de Linux sur le desktop ?
La Russie suit les traces de pays comme la Chine, qui a déjà laissé tomber le système d’exploitation de Microsoft. Cette fois, c’est au gouvernement…
Que la Russie annonce son intention de se débarrasser de Windows au profit de Linux n’est pas nouveau. En effet, en 2016, l’administration Poutine a fait part de son intention d’éliminer les logiciels d’éditeurs américains tels que Microsoft, Oracle ou IBM des entités locales sensibles de peur qu’ils soient utilisés par les États-Unis pour infiltrer les systèmes russes. C’est dans cette mouvance qu’en janvier 2018, le ministère russe de la Défense a annoncé qu’il comptait faire migrer les systèmes militaires tournant sous Windows vers Astra Linux, mettant en avant le fait que l’approche à source fermée de Microsoft ne servirait en réalité qu’à dissimuler des portes dérobées intégrées à Windows qui peuvent être exploitées par les services de renseignement américains à des fins de cyberespionnage.
Des efforts dans le sens de déboucher sur un système d’exploitation souverain ne relèvent donc pas d’une nouveauté. L’exemple Astra Linux l’illustre à souhait. Les autorités russes peuvent tout aussi bien s’appuyer sur des distributions comme Linux Lite pour l’atteinte de leur objectif. Le système d’exploitation est donc déjà bel et bien disponible s’il faut faire avec Linux comme le prescrivent les autorités. L’épine dans le pied de Linux serait l’absence de « plateforme » qui rend difficile le développement d’applications pour les différentes distributions.
Tobias Bernard explique cette notion d’absence de plateforme Linux qui rend difficile le développement d’applications pour les différentes distributions
Tobias Bernard, designer travaillant pour Purism afin d’apporter GNOME sur mobile avec le téléphone Librem 5, est d’avis que le véritable problème de Linux est que, contrairement à Windows et macOS, il n’y a pas vraiment de plateforme Linux. « Je pense que le cœur du problème est en fait la couche en dessous : avant de pouvoir avoir des écosystèmes sains, nous avons besoin de plateformes saines pour les construire », dit-il. Mais qu’est-ce qu’une plateforme ?
Pour lui, les plateformes qui connaissent du succès se distinguent par différents éléments qu’on peut manquer facilement en regardant simplement la surface. Du côté des développeurs par exemple, elles disposent d’un OS que les développeurs peuvent utiliser pour créer des applications et elles proposent un SDK et des outils développeur intégrés au système d’exploitation. Il faut également de la documentation pour les développeurs, des didacticiels, etc. pour que les gens puissent apprendre à développer pour la plateforme. Et une fois les applications créées, il doit y avoir un magasin d’applications pour les soumettre.
Mais les développeurs ne peuvent pas créer d’excellentes applications par eux-mêmes. Cela dit, il faut également des designers. Et les designers ont besoin d’outils pour simuler et prototyper les applications ; des modèles d’interface utilisateur pour des choses comme la mise en page et la navigation afin que chaque application n’ait pas à réinventer la roue ; et un langage de conception graphique pour pouvoir visuellement adapter leur application au reste du système. Il faut également des directives d’IHM documentant tout ce qui précède, ainsi que des didacticiels et d’autres ressources pédagogiques pour aider les gens à apprendre à concevoir des applications pour la plateforme.
Du côté de l’utilisateur final, Tobias Bernard explique qu’il faut vous un système d’exploitation grand public avec une boutique d’applications intégrée, où les gens peuvent obtenir les applications créées par les développeurs. L’OS grand public peut être le même que l’OS développeur, mais pas forcément (par exemple, ce n’est pas le cas pour Android ou iOS). Les utilisateurs doivent aussi disposer d’un moyen d’obtenir de l’aide ou un support lorsqu’ils ont des problèmes avec leur système (qu’il s’agisse de magasins physiques, d’un site Web d’aide ou autre).
En d’autres mots, Tobias Bernard estime qu’on ne peut pas parler de plateforme avant de remplir quatre conditions essentielles : un système d’exploitation, une plateforme développeur, un langage de conception et un magasin d’applications. Sur cette base, si nous cherchons dans le monde du logiciel libre, où sont les plateformes ? Selon Tobias Bernard, le seul OS remplissant les quatre conditions dans le monde libre est Elementary OS.
Linux ? Non, car Linux est un noyau, qui peut être utilisé pour créer des systèmes d’exploitation autour desquels peuvent être créées des plateformes, comme Google l’a fait avec Android. Mais un noyau en lui-même ne remplit pas les quatre conditions, et n’est donc pas une plateforme.
En regardant parmi les distributions, on peut penser à Ubuntu, qui est clairement parmi les plus populaires et qui, contrairement aux autres, a son propre magasin d’applications. Mais Ubuntu n’est toujours pas une plateforme, car il n’a pas les éléments les plus critiques, à savoir un SDK ou une pile technologique pour les développeurs et un langage de conception. D’autres distributions se trouvent dans une situation similaire à Ubuntu, mais pire parce qu’elles n’ont pas de boutiques d’applications.
GNOME ? C’est la pile de bureau la plus populaire dans le monde du logiciel libre, et il possède un SDK et un langage de conception. Mais, il n’a pas de système d’exploitation. De nombreuses distributions sont livrées avec GNOME, mais elles sont toutes différentes d’une manière ou d’une autre, donc elles ne fournissent pas un objectif de développement unifié.
En résumé, le fait qu’il n’y ait pas de plateforme Linux (une « plateforme » dans le monde Linux qui remplit ces quatre conditions) rend difficiles le développement et la distribution d’applications avec une bonne expérience utilisateur. Ce qui pourrait être la racine de tous les maux de Linux sur desktop et la raison pour laquelle la tentative de la Russie de remplacer Windows par Linux pourrait connaître un échec.
Source : kommersant, Tobias Bernard